Info veille |
le 02/09/2011 : information issue de "Contretemps" http://www.contretemps.eu/
Critique du nucléaire et gouvernement de
l’opinion
Où en est-on en France de la critique du nucléaire ? Quels
enseignements tirer de plus de 30 ans de contestation de cette technologie
? Quelles ont été les stratégies de « gouvernement
de l’opinion » déployées par les industries de
l’atome ? Et comment penser les nouvelles techniques rhétoriques
et managériales que ces dernières promeuvent aujourd’hui
avec pour mots d’ordre la « participation », la «
transparence » et la « responsabilité » ? Contretemps
s’entretient avec Sezin Topçu, qui vient de signer une thèse
sur « L’agir contestataire à l’épreuve de
l’atome ».
Contretemps - Dans votre thèse, vous avez proposé
une histoire longue de la critique antinucléaire en France. Pouvez-vous
en présenter ici les grandes lignes ?
Je me suis intéressée à la trajectoire du mouvement
antinucléaire français depuis les années 1970 pour
comprendre comment il s’est transformé, affaibli puis renouvelé
au cours du temps, et ce dont il est désormais porteur – étant
donné que le problème nucléaire ne cesse de se poser,
à divers niveaux, qu’il s’agisse d’accidents, de
déchets, de prolifération ou de destruction des écosystèmes.
Je voudrais rappeler que, dans les années 1970, le mouvement antinucléaire
français était l’un des plus forts d’Europe. C’était
un mouvement très riche, en termes d’acteurs mobilisés,
mais aussi de répertoires d’action. Des centaines de collectifs
locaux étaient constitués pour empêcher la nucléarisation
de leur commune, au Bugey, à Fessenheim, à Nogent, à
Golfech, à Flamanville, à Plogoff… un peu partout. De
nombreux groupes environnementaux et écologistes nationaux et internationaux,
comme les Amis de la Terre ou Survivre, ont vu le jour pendant la même
période. Les manifestations antinucléaires rassemblaient souvent
des dizaines de milliers de personnes. C’était même bien
plus, à Creys-Malville notamment. À Malville, plus de cent
mille personnes s’étaient réunies pendant l’été
1977 pour dire non au surgénérateur Superphénix ! Des
milliers de scientifiques avaient aussi pris une position très critique
vis-à-vis de l’énergie nucléaire. Un appel des
scientifiques contre le programme électronucléaire de 1974
(qui prévoyait la construction de 200 réacteurs jusqu’à
l’an 2000 : on n’en est qu’à 58 aujourd’hui
et cela suffit à faire de la France le pays le plus nucléarisé
au monde !), cet appel donc, lancé au Collège de France en
1975, avait réuni 4 000 signatures.
Les syndicats, notamment la CFDT, étaient également très
actifs. C’est d’ailleurs une particularité du mouvement
antinucléaire français que d’avoir un syndicat de l’énergie
atomique s’opposant à cette même énergie pendant
cette période ! C’est plus nuancé, bien sûr. La
CFDT n’a pas pris une position résolument antinucléaire,
elle ne le pouvait pas vraiment, sinon elle perdait toute sa base. Par contre,
elle a joué un rôle central au sein du mouvement, en tant que
contre-expert, en apportant des informations de première main sur
les problèmes de sûreté des réacteurs nucléaires
par exemple. Elle a aussi largement dénoncé les risques subis
par les travailleurs, à l’usine de La Hague en particulier.
Pendant cette période, dans certaines régions comme en Rhône-Alpes,
les élus locaux se sont aussi massivement mobilisés contre
les projets de centrale. Les causes de l’engagement des uns et des
autres contre le programme nucléaire étaient extrêmement
diverses. Pour certains, c’était avant tout un refus du capitalisme,
de la société de consommation, de la religion de la croissance.
D’autres s’opposaient au nucléaire parce qu’ils
considéraient qu’il mènerait à une société
centralisée, autoritaire, policière. Pour d’autres encore,
ce qui posait problème en premier lieu, c’était l’ampleur
des risques, le risque d’accident majeur, le risque de prolifération,
le problème des faibles doses, le problème des déchets.
Mais cette dynamique contestataire va subir, assez rapidement, d’importantes
transformations. D’abord, les contradictions et les clivages propres
aux différentes composantes du mouvement, ensuite la répression
policière, vont jouer un rôle important dans l’essoufflement
des mobilisations. Et ce dès 1977, à la suite des événements
tragiques de Malville où un militant antinucléaire trouve
la mort et des centaines de personnes sont blessées. La répression
de l’État va dès lors durablement marquer les esprits.
Un autre élément qui oriente indéniablement la trajectoire
du mouvement antinucléaire est la victoire de la gauche. Paradoxalement,
l’arrivée de Mitterrand au pouvoir en 1981 sera « catastrophique
» pour le mouvement antinucléaire. Après avoir récupéré
les votes écologistes, le PS revient rapidement sur ses promesses
préélectorales. Alors qu’il promettait un moratoire
sur toute nouvelle construction de centrale, il va finalement poursuivre
le développement de l’énergie nucléaire à
un rythme soutenu. Il signe également l’extension de l’usine
de La Hague, ouvrant ainsi la voie au retraitement des déchets étrangers,
alors même qu’il avait promis pendant la campagne qu’aucun
déchet ne franchirait les frontières. Dans ces circonstances,
le mouvement antinucléaire, qui avait délégué
son combat au gouvernement de gauche – il faut préciser que
la lutte antinucléaire était aussi, en grande partie, une
lutte droite/gauche – se trouve désorienté, déboussolé.
Face au fait accompli, la critique de l’énergie nucléaire
devient rapidement inaudible au niveau national. Dès 1982-83, EDF
commence à se demander si ça vaut le coup de continuer les
sondages d’opinion menés auprès de chaque site pour
mesurer la tension sociale, tellement celle-ci s’avère stabilisée,
en faveur du nucléaire.
Une nouvelle dynamique contestataire prend corps à la suite de l’accident
de Tchernobyl, et du mensonge d’État sur l’exposition
de la France. Mais le renouveau des critiques ne débouchera pas sur
une mise en cause frontale de l’énergie nucléaire. Ce
qu’on observe, d’ailleurs, après Tchernobyl, c’est
que les critiques visent désormais plus le fonctionnement de l’État
que l’énergie nucléaire elle-même. Les groupes
militants nouvellement créés, comme la Criirad et l’Acro,
vont notamment militer pour une réforme du système nucléaire,
et par là, de l’État. Elles vont revendiquer un contrôle
indépendant de la filière nucléaire, fonction qu’elles
se mettront d’ailleurs à assurer progressivement. Elles vont
réclamer de la transparence. Donc, contrairement à l’Allemagne
et à l’Italie, où le choix du nucléaire est mis
sur la table à la suite de l’accident de Tchernobyl, en France
la demande porte sur un meilleur contrôle du nucléaire et de
ses risques. Ce registre d’action va prédominer pendant une
décennie environ.
Puis vers 1997, avec l’arrivée de la gauche plurielle au pouvoir
et l’arrêt de Superphénix, le militantisme antinucléaire
s’organise à nouveau au niveau national. Le Réseau Sortir
du Nucléaire, rassemblant près de 800 ONG, collectifs ou mouvances
politiques, est mis sur pied dans ce contexte pour relancer un mouvement
national d’opposition à l’énergie nucléaire.
Le Réseau va cependant vite se retrouver sur la défensive,
face à l’offensive communicationnelle lancée par les
industriels. Je pense notamment au fait qu’à partir de la fin
de la décennie 1990, l’industrie nucléaire joue fortement
la carte du changement climatique. L’énergie nucléaire
est mise en avant pour son absence d’émission de gaz à
effet de serre : elle serait LA filière énergétique
« écolo » voire « renouvelable ». Certes,
c’est un discours contestable et contesté, lorsqu’on
prend en compte l’ensemble du « cycle » nucléaire.
Certaines étapes de la production électronucléaire,
notamment les phases d’extraction et d’enrichissement de l’uranium,
mais aussi toute la chaîne de transport des matières et des
déchets radioactifs, sont fortement émettrices de CO2. Il
n’en reste pas moins que le discours de l’« atome écolo
» s’est avéré très efficace et a très
bien fonctionné, du moins jusqu’à Fukushima.
Contretemps - Comment analysez-vous l'état actuel
de la critique portée à l’énergie nucléaire
? La situation française vous paraît-elle singulière
de ce point de vue, en lien avec la puissance du secteur nucléaire
?
À l’heure actuelle, la critique de l’énergie nucléaire
en France est, me semble-t-il, dans une phase de repli. La faiblesse des
mobilisations suscitées par l’accident de Fukushima en témoigne.
Une manifestation antinucléaire organisée à Paris deux
jours après la première explosion a rassemblé à
peine 300 personnes, alors que 60 000 personnes ont protesté contre
le nucléaire en Allemagne pendant le même week-end. À
vrai dire, depuis les explosions nucléaires japonaises, le gaz de
schiste a par exemple mobilisé beaucoup plus de monde, avec plusieurs
milliers de manifestants en Seine-et-Marne, dans la Drôme, etc. Il
y a eu entre-temps le 25e anniversaire de l’accident de Tchernobyl,
mais le couplage Fukushima-Tchernobyl n’a pas non plus permis une
mobilisation de masse.
Comment expliquer le fait que le mouvement antinucléaire, une fois
passées ses heures de gloire, n’arrive plus à se redresser,
alors même que bien de risques dénoncés dans les années
1970 sont désormais des catastrophes avérées ? Pourquoi
les Français continuent-ils à faire confiance au nucléaire
alors que les Allemands et les Italiens ont tout de suite dit « si
même les Japonais, connus pour leur excellence technologique, n’ont
pas su maîtriser cette filière, nous ferions mieux de nous
en passer » ? On peut effectivement considérer, de ce point
de vue, qu’il y a une singularité française qui est
directement liée, me semble-t-il, à la toute-puissance du
secteur nucléaire français. C’est ce que j’ai
essayé de mettre en évidence dans ma recherche. J’ai
cherché à montrer comment, en France, les voix critiques ont
été transformées, cooptées, mais aussi intimidées
voire réprimées grâce à des stratégies
industrielles et gouvernementales très précises déployées
depuis les années 1970. On devrait à mon avis essayer de comprendre
la faiblesse des réactions au nucléaire dans cette perspective.
L’argument classique est de dire que le nucléaire est une exception
française au sens culturel, que les Français, très
« cartésiens », aiment le nucléaire, point final.
Ce n’est pas vrai en soi.
Contretemps - Dans votre travail, vous utilisez le
concept de « gouvernement (de) et (par) la critique » : pouvez-vous
expliciter ce que recouvrent ces caractérisations et en quoi elles
permettent de saisir l'état présent de la contestation et/ou
de la contre-expertise nucléaire contemporaine ?
C’est justement ce sur quoi je voulais revenir. Au fur et à
mesure de l’avancement de mon enquête, je me suis rendue compte
qu’on a affaire, depuis les années 1970, à une saisie
systématique de la critique par les organismes nucléaires.
On a affaire à une multitude de moyens employés par l’État
et les industriels pour encadrer les critiques, pour convertir l’opinion
publique à la cause nucléaire. C’est à partir
de ce constat que je me suis attachée à réfléchir
sur les formes et les outils du gouvernement de la critique. Ce que j’entends
par la notion de gouvernement de la critique, en m’appuyant sur Foucault,
c’est une série de stratégies, d’outils, de procédures
et d’actions à travers lesquels les promoteurs techno-industriels
cherchent à faire vivre, rendre durable et acceptable leur produit,
malgré et envers les résistances de ceux qui en sont «
affectés », comme bénéficiaires, copropriétaires
des risques et éventuellement, victimes. Pour avancer dans cette
direction, j’ai identifié sur quatre décennies, c’est-à-dire
de 1968 à nos jours, une série d’instruments destinés
à gouverner malgré, envers, et, dans certains cas, par la
critique. Il s’agit principalement d’instruments économiques,
juridico-administratifs, policiers, sociométriques, discursifs, communicationnels
et participatifs.
C’est dans les années 1970 que la plupart des instruments directement
destinés à gouverner la critique sont élaborés
et testés. Tout d’abord, le gouvernement par l’urgence
constitue pendant cette période le cœur de l’action publique.
Il faut construire tout de suite le programme électronucléaire
pour rendre le plus rapidement possible les centrales nucléaires
« irréversibles », pour estomper leur contestabilité.
L’adoption de technologies sous brevet mais déjà «
éprouvées », leur standardisation, ainsi que la centralisation
de leur pilotage constituent quelques-unes des stratégies adoptées
pour gérer au mieux l’agenda, pour organiser l’urgence.
D’autres instruments de gouvernement permettent de renforcer, pendant
cette période, le pouvoir exercé par les organismes nucléaires
sur les contestations. L’instrument administratif empêche une
participation effective des acteurs critiques au processus décisionnel,
avec par exemple des enquêtes publiques se déroulant au départ
en trois semaines — pas plus — et ce dans la seule perspective
de recueillir, à l’écrit, les « questions »
des opposants, sans donc qu’il y ait une véritable visée
consultative. L’instrument juridique quant à lui s’avère
incomplet et inadapté. C’est ainsi que la quasi-totalité
des plaintes déposées par les groupes antinucléaires
contre les projets d’EDF seront refusées par les tribunaux.
L’instrument économique permet lui de séduire les communes
grâce aux dispositifs compensatoires sans que les groupes contestataires
ne puissent mobiliser le même type de moyens. À Golfech par
exemple, EDF a conclu en 1981-1982 un accord économique très
important avec la commune pour faire accepter la centrale, tellement les
réactions de rejet initiales étaient fortes, y compris du
côté des élus.
L’instrument communicationnel, c’est-à-dire des campagnes
d’information et de communication massives, joue aussi un rôle
central pendant les années 1970. Le but est de gérer l’opinion
publique, de la « protéger » contre la « contagion
» écologiste — c’est précisément
en ces termes que les organismes nucléaires réfléchissent
pendant cette période. En outre, un instrument de surveillance s’appuyant
sur les sciences sociales se met en place pour analyser et surveiller les
contestataires, pour faire de « l’adversaire » un objet
palpable et traçable. Les savoirs établis sur les contestataires
permettront de les stigmatiser en tant que « marginaux », «
idéologues », « irrationnels ». On assiste ainsi,
dès les années 1970, à l’élaboration de
la « responsabilisation » individuelle en tant que forme de
gouvernement, ce qui sera renforcé au cours des décennies
suivantes. En d’autres termes, en disqualifiant publiquement la posture
d’opposant au nucléaire sous prétexte que ça
serait une posture allant à l’encontre de l’intérêt
général, de la Nation — une posture irréaliste
somme toute, les nucléaristes et les dirigeants dictent, à
partir de cette période, ce qu’est un bon citoyen responsable,
un bon consommateur voire un bon militant. Et ce, y compris à travers
des politiques répressives et d’intimidation type Rainbow Warrior.
Enfin, un instrument statistique prend son essor à partir du début
des années 1970 pour surveiller l’opinion, mais aussi pour
fabriquer un « public légitime » face aux contestataires.
Je rappellerai le fait que le nombre de sondages d’opinion, menés
localement et au niveau international, s’accroît de façon
exponentielle pendant cette période, avec de gros moyens financiers.
Ce travail politique multiéchelle, entamé dans les années
1970, va avoir pour principale retombée la professionnalisation des
outils de contrôle de l’opinion publique. Mais aussi, une fois
implantées les centrales nucléaires, les industriels prennent
acte des avantages liés à l’institutionnalisation des
composantes les plus scientifiques, donc jugées les plus rationnelles,
des critiques. À partir du début des années 1980, une
partie de la critique, scientifique et syndicale notamment, est «
positivée » et se voit intégrée aux sphères
officielles. Alors qu’elle était un objet à gérer
dans les années 1970, elle devient progressivement un outil de gestion
au service non seulement d’un meilleur contrôle des risques
mais aussi de la construction de nouvelles légitimités pour
l’énergie nucléaire. Les stratégies participatives
et d’ouverture à la société civile vont se construire
au cours de ce processus.
Ces enjeux constituent des dilemmes importants pour les groupes contestataires.
Ils sont souvent sources de clivage. L’institutionnalisation de la
critique par exemple, qui est un mouvement amorcé à partir
du début des années 1980, pose problème à la
critique antinucléaire, lorsqu’elle sert de moyen de dépolitiser
celle-ci, lorsque la contre-expertise, qui est en grande partie associative,
devient la forme dominante de la critique — ce qui était le
cas pendant la décennie post-Tchernobyl. Bien sûr de fortes
oppositions ont surgi aussi, mais plutôt localement, notamment autour
des sites pressentis pour le stockage définitif des déchets.
Mais sinon l’ambition était plutôt, pour les militants,
de médiatiser régulièrement les problèmes, de
lancer des alertes, donc d’essayer de déstabiliser de manière
moins directe, plutôt à moyen et long terme qu’à
court terme, l’industrie nucléaire. Néanmoins, il est
vite apparu évident que le seul registre de l’alerte et de
la vigilance, s’il permettait d’améliorer le contrôle
de l’énergie nucléaire, ne pouvait pas suffire à
lui seul pour sortir du nucléaire. D’où la démarche
du Réseau Sortir du Nucléaire de réintroduire une posture
d’opposition radicale.
Je dirais enfin que, si les stratégies de gouvernement des critiques
existent bel et bien, il ne faut pas pour autant les considérer ni
comme garant d’une domination prédéterminée par
avance, ni comme des outils statiques. Les formes de gouvernement de la
critique ont, au contraire, quelque chose de très dynamique, elles
sont en renouvellement permanent, de la même manière que la
critique se renouvelle. Plus précisément, il y a des tentatives
perpétuelles de récupération de la critique, au sens
de Luc Boltanski, mais la critique peut aussi s’adapter à ces
tentatives, à condition de les évaluer, de faire un travail
politique et réflexif.
Contretemps - Comment analysez-vous les réactions
des opinions publiques et des gouvernements vis-à-vis de la catastrophe
de Fukushima ? Est-ce que dans ce contexte vous percevez des mutations dans
le statut de l'« expert », dans la forme et le mode d'insertion
de ses interventions dans le débat public, dans l'adhésion,
le scepticisme ou l'indifférence qu'elles suscitent ?
Les accidents en chaîne de Fukushima ont suscité des réactions
variées en Europe et dans le monde. Ils ont provoqué une forte
réaction de l’opinion publique dans des pays comme l’Allemagne,
l’Italie, l’Autriche. Beaucoup moins dans des pays comme la
France ou la Finlande, où un EPR est en cours de construction. Une
enquête d’opinion internationale réalisée juste
après les accidents nucléaires japonais révèle
que l’opinion publique française reste parmi les plus favorables
au nucléaire (58 %). Selon cette même enquête, curieusement,
les Chinois arrivent en tête des peuples pronucléaires avec
70 % de l’opinion favorable, et ce malgré le fait qu’ils
aient subi de plein fouet le nuage radioactif. Les Russes, malgré
Tchernobyl et Fukushima, semblent eux aussi plutôt favorables au nucléaire
(52 %). Une autre chose étonnante : même au Japon, la proportion
de ceux qui restent toujours favorables à l’énergie
nucléaire ne semble pas négligeable. Selon cette enquête,
elle serait de l’ordre de 40 %. À l’autre extrémité,
les Allemands, les Italiens, les Autrichiens apparaissent comme les éternels
adversaires, avec une opinion antinucléaire exprimée de l’ordre
de 90 % pour l’Autriche par exemple. Mais il faut bien sûr aborder
ces chiffres avec précaution, étant donné que la manière
dont les questions sont posées détermine directement les réponses
recueillies lors d’un sondage. Si l’on regarde par exemple les
sondages d’opinion nationaux réalisés après Fukushima,
ceux commandés par EDF concluent à une majorité pronucléaire,
avec un détail qui est que cette « majorité »
correspond souvent à « 51% de Français » pendant
les moments délicats comme Tchernobyl ou Fukushima ! Les sondages
commandés par Europe Ecologie pendant la même période
indiquent, quant à eux, une majorité antinucléaire.
Pour revenir aux retombées politiques des accidents de Fukushima,
l’industrie nucléaire a globalement reçu un coup dur,
très dur, probablement autant qu’à la suite de l’accident
de Tchernobyl. L’Allemagne d’Angela Merkel a décidé
la sortie définitive du nucléaire alors qu’il y a quelques
mois encore, cette dernière y était favorable. La Suisse a
pris une décision surprise qui est celle d’une sortie progressive
du nucléaire. Les Italiens quant à eux ont, par le référendum
du 12 juin dernier, dit encore une fois non au nucléaire, et ce à
la grande déception du gouvernement de Berlusconi.
Cependant les réactions officielles sont tout à fait différentes
dans des pays émergents qui voient encore l’énergie
nucléaire comme le moyen moderne de permettre une croissance industrielle
très énergivore. Le gouvernement turc par exemple persiste
dans son ambition de nucléariser le pays, alors qu’il s’agit
d’un pays hautement sismique. L’AKP (le parti au pouvoir) n’a
pas renoncé aux sites sismiques initialement prévus pour l’implantation
des réacteurs ; il n’a d’ailleurs même pas renoncé
à ses négociations avec Tepco, qui gère Fukushima,
et il envisage encore d’acheter des centrales nucléaires japonaises.
La Chine mène une politique nucléaire qui va dans le même
sens. Bien qu’elle ait été directement menacée
par le nuage radioactif japonais, elle n’a presque rien modifié
à son plan nucléaire qui prévoit de quadrupler la capacité
actuelle dans la décennie à venir.
Enfin, en France, la réaction du gouvernement a été,
comme on le sait, de réaffirmer la pertinence et le caractère
vital du choix nucléaire français. On se rappellera la célèbre
phrase prononcée par le président de la République
quelques semaines après les explosions, à savoir que «
sortir du nucléaire reviendrait à se couper un bras »
! L’État vise ainsi à éviter toute remise en
cause du choix nucléaire. Il prétend plutôt, depuis
le début des accidents de Fukushima, que tout serait une affaire
d’expertise et de compétence ; que la France, connue pour ses
prises de positions contre les centrales low-cost, n’aurait rien à
craindre ni à se reprocher. Les experts sont mis en avant dans ce
cadre, en particulier l’Autorité de Sûreté de
Nucléaire — que certains aiment appeler « gendarme du
nucléaire » — pour rassurer l’opinion publique,
pour affirmer que les centrales nucléaires sont et seront parfaitement
contrôlées et surveillées. Dans cette phase, on a vu
d’ailleurs que l’Autorité de Sûreté Nucléaire
a parfois eu des prises de position inattendues. C’est intéressant.
Vers fin mars le directeur de l’ASN, André Lacoste, a déclaré
par exemple qu’un moratoire sur l’EPR ne pouvait pas être
exclu. Il a ainsi plus ou moins démenti les porte-paroles du gouvernement
qui ne veulent pas entendre parler d’un tel moratoire.
Quelques jours plus tard, lors d’une audition publique à l’Assemblée,
Lacoste a fait une déclaration quelque peu troublante. Il a reconnu
que les scénarios de catastrophe en cumul, c’est-à-dire
ceux qui incluent par exemple un séisme suivi d’un tsunami,
comme au Japon, n’étaient pas pris en compte dans la conception
des centrales nucléaires françaises. Ce n’est pas rien
! Mais cette reconnaissance officielle des lacunes de sûreté
ne suscite pas forcément d’émotion au sein du public.
Peut-être parce qu’on ajoute tout de suite que, de toute façon,
il n’est pas possible d’avoir en France un enchaînement
de catastrophes naturelles tel que les Japonais l’ont subi. L’État
et ses experts assurent aussi qu’ils vont tirer toutes les leçons
de Fukushima, que les scénarios d’accident seront multipliés,
qu’ils vont désormais penser l’impensable, que les mesures
de sûreté seront renforcées. Voilà un discours
qui passe bien, ou qui n’a pas, en tout cas, suscité de réactions
hostiles de manière massive. On n’a pas eu des milliers de
gens disant : « Mais même si vous arriviez un jour à
penser tout ce qui est impensable et à maîtriser le tout, ce
qui est loin d’être sûr, que fait-on entre-temps, que
fait-on si des cataclysmes arrivent entre-temps, puisque vous dites que
les centrales à l’heure actuelle ne vont pas résister
à plusieurs chocs survenant simultanément ? » Dans ce
sens, on ne peut pas parler, me semble-t-il, d’une grande méfiance
du public ou de l’opinion publique vis-à-vis des experts ou
de l’État dans cette période post-catastrophe.
Les experts nucléaires sont peut-être même de moins en
moins contestés. Ce n’est bien sûr qu’une hypothèse,
qui appelle à être confirmée. Je l’avance car,
comme tout le monde le sait, après la catastrophe de Tchernobyl le
monopole du SCPRI (Service central de protection contre les rayonnements
ionisants, alors dirigé par le très contesté professeur
Pellerin) et sa culture de secret avaient suscité beaucoup de réactions.
On n’a pas traversé le même type de crise après
la catastrophe de Fukushima. Il est vrai qu’avec le « retour
d’expérience » de Tchernobyl, les pouvoirs publics comme
les industriels ont cette fois-ci joué à fond la carte de
la transparence. L’IRSN et l’ASN ont rassuré le public
dès le premier jour, en disant qu’ils allaient tout mettre
en œuvre pour donner le maximum d’informations aux Français.
Les ministres ont mobilisé le même type de promesses, tout
en continuant à minimiser ce qui se passait à Fukushima (avec
le ministre de l’Industrie refusant de parler d’« accident
», par exemple). Le PDG d’EDF, Henri Proglio, déclarait
quant à lui à la télévision, quelques jours
après les explosions japonaises, que l’industrie nucléaire
était « l’industrie la plus transparente » de toutes.
Bien sûr, des ONG comme la Criirad ont contesté cette prétention
officielle à la transparence. Mais au fond, il me semble que ce discours
qui consiste à dire « nos experts sont transparents ; ils vont
tout mettre en œuvre pour parfaire la sûreté de nos centrales
» continue à être efficace.
Je crois que le mode d’intervention des experts dans les médias
n’a pas forcément subi de changement profond avec Fukushima.
Il me semble que c’est toujours un ou deux porte-parole prédésignés,
comme M. Lacoste de l’Autorité de sûreté nucléaire,
M. Repussard de l’IRSN, Mme Lauvergeon d’Areva, M. Proglio d’EDF,
qui prennent publiquement parole, ce qui est une manière de réduire
au maximum la cacophonie, les voix discordantes, ce qui pourrait nuire à
leur crédibilité.
Par contre, avec Fukushima, on observe une certaine mutation dans le mode
d’intervention des contre-experts comme la Criirad. C’est en
fait la première fois que cette association a été amenée
à faire des recommandations au public au niveau national, un peu
à l’instar de l’IRSN, en alternative à celui-ci.
Au moment où le nuage radioactif japonais devait arriver en France,
la Criirad a publié des communiqués plus ou moins rassurants
en disant qu’il ne serait probablement question que d’un impact
sanitaire négligeable, même s’il faut rester vigilant.
La Criirad aurait pu ne pas prendre position et choisir plutôt de
continuer à critiquer la politique officielle d’information
et de protection du public, mais avec Fukushima elle a franchi le cap, elle
s’est posée au même niveau que l’IRSN, avec d’ailleurs
un discours qui dans un premier temps convergeait avec celui de ce dernier.
On peut expliquer ce choix de se poser en expert en santé publique
par les très nombreuses sollicitations, demandes, coups de fils de
mères inquiètes pour leurs enfants, etc. qu’a reçu
la Criirad. Mais en même temps, ce n’était pas, me semble-t-il,
une mission aisée, une posture facile, dans la mesure où la
Criirad n’a pas les mêmes moyens que l’État pour
proposer une expertise satisfaisante pour toutes les régions de la
France, par exemple. Sa mission n’est pas non plus, du moins pour
certains de ses militants, de substituer à l’IRSN. C’est
pourquoi l’association a assez rapidement mobilisé, en parallèle,
un registre de dénonciation, en pointant d’abord le peu d’information
diffusé par le gouvernement américain, à propos des
retombées radioactives enregistrées chez eux ; en critiquant
ensuite, au niveau national, l’IRSN, qui aurait sous-évalué
les retombées.
Contretemps - C'est tout le cycle de l'industrie nucléaire
qui a retenu votre attention, et notamment l'extraction de l'uranium. Vous
avez étudié en particulier l'essor de la contestation, par
les populations locales, de l'exploitation par Areva des mines nigériennes
d'Arlit et d'Akouta. Pouvez-vous revenir sur ce mouvement social relativement
peu connu en France, et sur ses interactions avec des ONG françaises
comme la Criirad et Sherpa ? Peut-on analyser les discours et les actes
d'Areva vis-à-vis de cette contestation à l'aune de son engagement
en faveur d'une « Responsabilité sociale et environnementale
» des entreprises ?
Les controverses sur les mines d’uranium nigériennes, exploitées
en grande partie par Areva, ont gagné l’espace médiatique
français et international au début de l’année
2000. Avant, on ne parlait quasiment jamais de ces mines, alors que l’essentiel
de l’uranium qui alimente les centrales nucléaires françaises
vient du Niger, alors que la France doit en quelque sorte son « indépendance
énergétique » aux miniers nigériens qui extraient,
dans des conditions très contestées, l’uranium dont
nous dépendons. À l’origine des contestations surgies
autour des mines d’uranium nigériennes se trouvent une dizaine
de travailleurs des sociétés minières qui, vers 1999,
décident d’alerter l’opinion publique face à des
maladies et des décès devenus de plus en plus visibles chez
les mineurs mais aussi dans la population locale.
Une association appelée Aghirin’man, ce qui veut dire «
bouclier humain » en touareg, émerge dans ce contexte, en partie
parce que les syndicats ne s’occupent quasiment pas du problème
de santé des travailleurs. L’arrivée de l’internet
à Arlit vers 2002 facilite la création rapide de réseaux,
et c’est ainsi qu’Aghirin’man lance une alerte internationale
et parvient à attirer l’attention de deux ONG françaises.
L’une d’entre elles est la Criirad, un laboratoire indépendant
de radioactivité créé pour réagir au «
mensonge » de Tchernobyl. L’autre est Sherpa, une association
de juristes qui s’occupe des dégâts environnementaux
et sanitaires générés par les entreprises multinationales
dans les pays du Sud. Cette dernière s’est fait connaître
notamment avec le rôle central qu’elle a joué dans l’affaire
Total en Birmanie. A la demande d’Aghirin’man, la Criirad et
Sherpa ont organisé, fin 2003, une mission d’expertise environnementale
et sanitaire. Cela s’est très mal passé, notamment pour
la Criirad, dont les appareils ont été confisqués à
Niamey. Les membres de l’association ont quand même pu faire
quelques observations sur place. Ils ont discrètement fait des prélèvements
de terre, d’eau ; ils ont récupéré des objets
contaminés. La Criirad a ainsi révélé des niveaux
de contamination assez élevés, pour l’eau potable notamment.
Elle a par ailleurs mis en évidence le laxisme qui caractérise
la gestion — ou plutôt l’absence de gestion — des
matériaux contaminés, des résidus miniers, etc. Il
semble par exemple que les ferrailles contaminées sont revendues
sur le marché ou dispersés dans l’environnement, à
portée des enfants qui jouent avec, ce qui est évidemment
scandaleux. Sherpa a mené un autre type de travail. Moyennant des
entretiens avec les travailleurs et les anciens travailleurs des mines,
il a dressé un bilan sanitaire, certes incomplet mais tout à
fait nouveau et riche d’enseignement. Ainsi, pour la première
fois dans l’histoire de ces mines, les Nigériens mais aussi
les Français entendaient parler du fait que jusqu’aux années
1980, c’est-à-dire pendant plus de deux décennies, les
miniers d’Arlit avaient travaillé sans aucune mesure de protection
ou presque. On apprenait aussi que les hôpitaux de la région
d’Arlit n’avaient paradoxalement enregistré aucune maladie
professionnelle, alors que selon l’alerte lancée par Aghirin’man
les maladies et les décès étaient nombreux. Enfin Sherpa
mettait en évidence le fait que les hôpitaux miniers n’étaient
pas vraiment équipés pour détecter les maladies radioinduites
telles que les leucémies ou les cancers du poumon, alors qu’ils
étaient équipés pour détecter le HIV par exemple.
Comment tout cela s’articule-t-il avec la « Responsabilité
sociale et environnementale » dont Areva se réclame ? Il faut
préciser que la controverse autour des mines d’uranium nigériennes
a vu le jour à un moment où Areva intensifiait justement ses
campagnes de communication sur le nucléaire « écolo
» et « transparent ». Les filiales d’Areva au Niger,
Somaïr et Cominak, communiquaient elles aussi largement sur leur responsabilité
sociale et environnementale, en vantant les certifications ISO14000 qu’elles
ont récemment obtenues. L’écart s’est vite creusé
entre le discours industriel et le discours militant, entre les faits dénoncés
par les ONG nigériennes et françaises et les faits relatés
par les sociétés minières, à savoir que les
mines nigériennes seraient exemplaires du point de vue des critères
environnementaux et sociaux. En partie à cause de cela, la controverse
s’est fortement durcie. Au départ elle relevait d’un
lancement d’alerte sanitaire. Petit à petit, la dénonciation
du « pillage et du sacrifice de tout un peuple » s’est
généralisée. Loin de provoquer des démarches
dialogiques ou participatives, alors même qu’Areva vantait et
vante sans cesse sa politique « d’ouverture à la société
», la controverse a pris une dimension très conflictuelle,
avec des manifestations massives, des boycotts, des révoltes, des
répressions et des violences multiples.
Ce gouffre très profond entre discours industriel et dénonciations
publiques mérite, à mon sens, une attention particulière
de la part des chercheurs en sciences sociales comme des militants de la
démocratie. Il faut prendre très au sérieux ce gouffre,
quand bien même on n’a pas en tant qu’analyste les moyens
de mener une enquête approfondie parce qu’il s’agit, avec
Arlit, d’une zone troublée et difficile d’accès.
Quand on regarde de près le cas nigérien, cela nous met en
face d’une situation où les problèmes liés au
nucléaire s’avèrent sans commune mesure avec ceux dénoncés
dans le contexte français. Il s’agit de dégâts
environnementaux et sanitaires fortement aggravés mais aussi de très
graves problèmes d’ordre démocratique, tel que le secret
médical poussé à l’extrême, la répression
des ONG, voire l’incitation à des conflits armés. Une
telle configuration s’appuie sur une gestion très particulière
des territoires et des populations. Elle se caractérise par un contrôle
accru des ressources premières et énergétiques de la
région où Areva est implantée. L’uranium est
certes le premier concerné dans ce cadre mais d’autres ressources
doivent également être mentionnées, notamment l’eau
et l’électricité. Elles sont gérées par
Areva et il n’est pas étonnant qu’elles soient destinées
en premier lieu à l’alimentation des mines. Quant aux questions
de santé, la population d’Arlit se soigne dans deux hôpitaux
miniers, créés et exploités par Areva. Les médecins
et le personnel qui y exercent sont des salariés de la Somaïr
et de la Cominak. On constate surtout que ces hôpitaux sont de véritables
constructions « politiques » au sens de l’historien de
la technique Langdon Winner. Ils répondent bien aux exigences de
la médecine générale mais manquent paradoxalement des
moyens pour le dépistage de la plupart de maladies spécifiques
pouvant être attribuées à l’uranium.
C’est ce minérai précieux qui détermine l’organisation
sociale des villes, de leurs hôpitaux et de leurs infrastructures.
Les populations locales sont rendues fortement dépendantes des sociétés
minières, non seulement sur un plan économique, de travail
et de satisfaction de leurs besoins vitaux, mais aussi en termes d’information
sur les risques. Est éliminée toute preuve susceptible d’établir
un lien de cause à effet entre l’uranium et les diverses maladies
observées chez les travailleurs et les populations locales. Les contre-expertises
indépendantes sont entravées voire réprimées,
comme le montre la confiscation du matériel de la Criirad en 2003.
Les sociétés minières agissent dans ce cadre en tant
que véritables gestionnaires de la preuve, alors que l’État
nigérien échoue dans son rôle de régulateur et
de contrôleur. C’est ce qui me frappe le plus, en tout cas,
dans cette affaire.
Contretemps - L'un des aspects les plus marquants de
votre travail concerne l'élaboration et la mise en circulation de
techniques de « gouvernement participatif » destinées
à gérer les conséquences d'une catastrophe nucléaire
sur les populations locales. Pouvez-vous nous dire ce que vous entendez
par là ? Ces techniques, élaborées notamment par des
experts français pour la région de Tchernobyl, ont-elles vocation
à être généralisées et à s'appliquer
en cas de catastrophe nucléaire majeure ailleurs dans le monde ?
A quelles conceptions du gouvernement (des hommes, des choses) correspondent-elles
selon vous ?
Il y a beaucoup de choses à dire. On le sait, la participation du
public est devenue aujourd’hui un « impératif »,
pour reprendre une formule célèbre de Loïc Blondiaux
et Yves Sintomer. Les industriels comme les pouvoirs publics prétendent
désormais être participatifs, dialogiques, ouverts à
la société civile. Toute une ingénierie de la participation
est ainsi mobilisée. Et elle fait apparaître une gamme de pratiques
très hétérogènes, ayant des finalités
variées. Je me suis intéressée aux démarches
participatives mises en place pour proposer une nouvelle forme de gestion
des territoires contaminés par l’accident nucléaire.
C’est à partir de la deuxième moitié des années
1990 qu’est conçue toute une série de projets dits de
réhabilitation participative.
Ces projets sont implémentés essentiellement dans des villages
biélorusses contaminés par l’accident de Tchernobyl.
Ils sont menés, sous le label « Ethos », par un groupe
d’experts et de consultants français proches des milieux nucléaires.
La démarche d’Ethos insiste sur la nécessité
d’impliquer les « parties prenantes » dans la gestion
de leur problème, qui est au fond celui de vivre avec la radioactivité
de manière quotidienne, vivre donc face à un risque généralisé
et permanent. C’est la triste réalité des zones sinistrées
par l’accident de Tchernobyl. Un quart des territoires biélorusses
est hautement contaminé, et ce pour des centaines, voire des milliers
d’années. Ceux qui continuent à y vivre n’ont
souvent pas le choix — ils n’ont pas les moyens de se loger
ailleurs. Au moment de l’éclatement de l’URSS, l’État
biélorusse envisageait de condamner un grand nombre de zones non
évacuées initialement par Moscou. Mais ce projet a en partie
échoué. Les coûts d’une telle mesure se sont avérés
exorbitants. Sans parler du fait que, de toute façon, il ne restait
finalement pas beaucoup de lieux propres. Il faut savoir qu’au début
des années 1990, les mesures compensatoires, dont les relogements,
correspondaient à 22 % du budget de l’État biélorusse.
Et même un tel effort national n’aura pas suffi pour résoudre
les problèmes, pour offrir à tous des conditions de vie saine.
Il y a encore beaucoup de personnes exposées au risque radioactif
de manière quotidienne. Certaines d’entre elles sont des victimes
potentielles, au-delà des victimes avérées donc. C’est
pourquoi on devrait reconnaître que les conséquences sanitaires
de cette catastrophe continuent de s’aggraver chaque jour. Le sociologue
Guillaume Grandazzi parle de « catastrophe en devenir » pour
souligner cette dimension – incroyable – qui caractérise
l’accident nucléaire. Bien entendu, on l’a une fois de
plus expérimenté avec Fukushima, qui lui aussi est une catastrophe
en devenir, une catastrophe qui est loin d’être terminée,
qui continuera à s’aggraver au-delà de la phase des
explosions en chaîne.
Pour revenir aux démarches participatives type « Ethos »,
leur but principal est d’orienter la conduite des individus, leur
rapport à l’environnement, au risque, à l’espace,
au temps, aux experts, à l’Etat, voire à eux-mêmes.
Un mot d’ordre du projet Ethos consiste à dire que les victimes
doivent désormais abandonner leur mentalité de victime pour
prendre en charge leur propre destin, pour devenir maître de leur
vie, pour s’engager dans un processus d’émancipation
— ou d’empowerment si on veut, pour ne plus tout attendre de
l’État. C’est donc au fond un programme de responsabilisation
des individus face à la vie contaminée qui s’impose
à eux. Cette « responsabilisation libératrice »,
pour reprendre la formule d’Émilie Hache, passe par des formations
– des formations à la mesure de la radioactivité moyennant
un compteur Geiger par exemple ; elle passe par des démarches d’optimisation
des conduites, des ingestions d’aliments etc.
Une mesure-phare d’Ethos était de redéfinir et de recatégoriser
tous les lieux et les aliments des villages biélorusses contaminés
selon leur « charge radioactive ». L’idée est de
dire par exemple que ce n’est plus le goût ou la valeur nutritionnelle
d’un légume qui compte, c’est sa capacité à
absorber la radioactivité. Vous mangerez plus de riz et moins de
champignons, non plus parce que vous préférez le goût
du premier mais parce qu’il est moins contaminé. Idem pour
les lieux qu’on fréquente de manière quotidienne. Ainsi
par exemple il faut passer moins de temps dans la forêt car les bois
sont hautement contaminés. Si ça vous arrive d’y rester
plus longtemps que prévu parfois, il faut compenser cela en restant
un peu plus chez vous, en sortant un peu moins dans les jours à venir
etc. Et cela en sachant que même chez vous, la distribution de la
radioactivité n’est pas forcément homogène ;
il faut bien repérer quelles sont les pièces les moins contaminées
et rester le plus longtemps possible dans celles-là ; il faut éviter
au contraire de rester trop longtemps dans la pièce où vous
avez mis le poêle par exemple, étant donné que le poêle
brûle du bois venu de la forêt. Un plan d’optimisation
est pensé même pour le bétail, pour le foin qu’il
consomme, qui est souvent contaminé lui aussi. Il s’agit de
dire par exemple qu’on va donner aux vaches du foin propre lorsqu’elles
donnent du lait, et du foin contaminé lorsqu’elles n’en
donnent pas, notamment pendant la période de vêlage. Les villageois
sont donc invités à adopter ce type de raisonnement, ils sont
invités à adhérer à cette nouvelle rationalité
qui est qu’on ne peut rien éviter complètement mais
par contre qu’on peut optimiser, ajuster, contrôler.
Ainsi, d’une certaine façon, la notion d’interdit disparaît.
Elle cède la place à la vigilance, au calcul, à l’optimisation.
Tout cela participe au fond à la construction d’un univers
radicalement nouveau. Le langage est fortement retravaillé dans ce
contexte. On parle par exemple de « budget annuel d’incorporation
» pour dire que chacun doit imaginer qu’il dispose en quelque
sorte d’un « budget » pour consommer les aliments radioactifs.
Il doit imaginer que s’il dépasse trop son budget, s’il
est un consommateur peu réfléchi et extravagant, s’il
n’optimise donc pas les choses, il aura des problèmes, pour
sa propre santé, de la même manière qu’il aurait
des problèmes, économiques ceux-là, s’il dépassait
la limite maximale autorisée pour sa carte de crédit ! On
façonne donc les comportements, on individualise la gestion des risques,
on dilate les responsabilités. Certains pourraient dire, ainsi, que
si les gens sont responsables ils vont tomber moins malades et qu’inversement
s’ils tombent malades, c’est un peu de leur faute, car ils n’ont
pas été suffisamment responsables, ils n’ont pas suffisamment
optimisé, maîtrisé leurs gestes etc.
Ce type de philosophie est, me semble-t-il, tout à fait en phase
avec la tendance actuelle qui consiste à privatiser la gestion des
affaires sociales, à alléger la charge de l’État
au profit d’une responsabilisation des individus. Cela permet entre
autres de réduire les dépenses. Pour cette raison probablement,
la démarche « Ethos » a eu un franc succès auprès
des gouvernements, des industriels, des organismes européens et internationaux
dont la Banque mondiale.
Pour terminer, je dirai aussi un mot sur le dernier point que vous avez
soulevé, en demandant si ce type de dispositif avait vocation d’être
généralisé pour devenir LA norme dans la prise en charge
des conséquences des catastrophes nucléaires. Je dirai qu’en
Europe en tout cas, c’est un peu la tendance depuis 2001 environ.
Les premiers projets Ethos ont engendré toute une série de
nouveaux programmes comme Core, Sage, Parex etc. Donc en tant que forme
de gestion post-accidentelle préconisée au niveau des États,
les dispositifs de réhabilitation dite participative sont effectivement
pressentis, pour le moment en tout cas, comme une voie très prometteuse.
On les présente comme une manière « prudente »
et « responsable » de préparer l’après-catastrophe,
en attendant donc la catastrophe. Mais est-ce que, sur le terrain, un tel
dispositif peut être durable, viable ? Je ne le pense pas vraiment,
je ne pense pas qu’un tel conditionnement des gens, au niveau individuel,
à travers les méthodes d’optimisation, puisse mobiliser
des masses de façon continue. Cela demanderait un travail de formation
très suivi, et de très grande envergure. Il faudrait ensuite
assurer la durabilité des pratiques, des formes de vigilance.
Or, quand on est soumis à des conditions de vie aussi lourdes, on
a plutôt tendance à les oublier ou à les ignorer, à
vouloir croire que la catastrophe est derrière, à vouloir
agir comme avant. C’est la fameuse dissonance cognitive. Car c’est
trop lourd à supporter sinon. Mais il y a aussi un autre problème
qui me paraît central. Pourquoi les gens accepteraient-ils de gérer
tout cela, alors que ce n’est pas forcément eux qui ont pris
les décisions en faveur du nucléaire, et donc en faveur d’un
éventuel accident survenu dans un réacteur nucléaire
? D’ailleurs n’a-t-on pas, avec les approches type « Ethos
», affaire à un dispositif destiné à rendre acceptable
la catastrophe nucléaire en prétendant que des solutions —
participatives — existent désormais pour gérer au mieux
l’accident ? En d’autres termes, n’est-on pas face à
une machine à normaliser le mal, à présenter le monde
radioactif comme un destin, une finalité, et non pas comme quelque
chose qu’on choisit et qu’on peut encore décider de ne
pas choisir, ne pas vouloir ? Tel est, me semble-t-il, le principal problème
politique et moral auquel nous devons nous confronter de façon collective,
si nous voulons mener une réflexion sérieuse sur l’après-catastrophe
telle que la préparent aujourd’hui nos dirigeants.
Sezin Topçu est historienne et sociologue des sciences et
des techniques. Elle est auteure d’une thèse de doctorat intitulée
L’agir contestataire à l’épreuve de l’atome.
Critique et gouvernement de la critique dans l’histoire de l’énergie
nucléaire en France (1968-2008) (EHESS, 2010).
Propos recueillis par Fabien Locher
date:
13/07/2011 - 14:28
Entretien avec Sezin Topçu [3]
• Interviews
URL source: http://www.contretemps.eu/interviews/critique-nucl%C3%A9aire-gouvernement-opinion
Liens:
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[2] http://www.contretemps.eu/interviews/critique-nucl%C3%A9aire-gouvernement-opinion
[3] http://www.contretemps.eu/auteurs/entretien-sezin-top%C3%A7u
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